La légèreté coupable d’Hannah Arendt
by Claude Berger on mai 18, 2013
Doit-on subir Hannah Arendt ? Le film, bien entendu, apologie pesante de l’auteure, présentée triomphante de ses adversaires, ceux-là ignorés pour les besoins du spectacle. Doit-on subir ses propos, ses interprétations, sans révéler leurs faiblesses et les critiques émises de son vivant ?
Le livre d’Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem avance deux idées « marketing ». Premièrement, Eichmann était un être médiocre, banal, un fonctionnaire servile obéissant aux ordres du chef d’un système totalitaire, à mille lieux d’un monstre. D’où le concept de « banalité du mal » et l’accusation de l’extermination des Juifs à porter au seul totalitarisme, ce qui universaliserait l’inhumain dans l’humain, éluderait la spécificité et l’unicité de la Shoah et dispenserait de rechercher les motifs et les pulsions irrationnels d’un fantasme qui, pour se vouloir final, fut porté par l’histoire depuis l’époque des croisades. Secondement, les Conseils juifs, administrations juives des ghettos, accusés d’avoir eux-mêmes collaboré à la destruction des Juifs et la Cour israélienne suspectée à tort de censurer, par idéologie nationaliste, la question qu’elle avait traitée dans un autre procès.
Un philosophe, fort heureusement, a dégainé sa lucidité pour dénoncer l’imposture. Il s’agit de Luc Ferry (Le Figaro du 9 mai) qui relève « la colossale méprise d’une intellectuelle piégée par des abstractions » qui se contente d’observer les justifications du fonctionnaire Eichmann exécutant les tâches qui lui sont assignées : l’extermination des juifs par tous les moyens sans jamais poser la question des motivations qui l’ont fait adhérer à la réalisation d’un tel projet1.
Lorsqu’un criminel assassine, on s’empresse de sonder ses repères familiaux et ses motivations. Il y a lieu d’en faire autant pour les crimes de société. Avant l’industrialisation de l’extermination par les gaz et l’élimination des corps par les fours en 1942, le crime contre les Juifs était pratiqué à l’ancienne, au fusil ou à la mitrailleuse, à même les charniers sur le front d’Ukraine dès juillet 1941, tout comme en Roumanie par une action conjointe allemande et roumaine. L’engagement rapproché des tueurs répond à une passion qui elle-même offre un plaisir à tuer. La participation à un pogrom d’Etat utilisant des méthodes industrielles n’élimine pas la passion d’un projet qui promettait la libération par l’élimination d’un peuple obstacle et « parasite » et la venue d’un âge d’or national-socialiste. La satisfaction y est en apparence plus distante, plus « raisonnée » mais par là plus déterminée dans la durée et plus responsable.
Luc Ferry, évoquant Raul Hilberg, le rappelle : Hannah Arendt n’a pas eu la décence d’attendre le moment où Eichmann révélait cette passion. Gershom Scholem s’en était également offusqué. Quant à la responsabilité des Conseils juifs, là où il y en eut, c’est Saul Friedländer qui lui apporta la réplique :
« Objectivement, le Judenrät a probablement été un instrument de la destruction des Juifs d’Europe, mais subjectivement leurs acteurs n’ont pas eu conscience de cette fonction, et, même s’ils en avaient eu conscience, certains d’entre eux-voire la plupart-ont essayé de faire de leur mieux dans le cadre de leurs possibilités stratégiques fort limitées afin de retarder la destruction ».
La passion antijuive nait d’une imagerie parentale qui a mis à l’origine de la spiritualité et de l’amour de l’humanité une mère vierge et un fils et placé le Juif et l’acte de chair du côté du diable : « Vous avez pour père le diable et vous voulez accomplir les désirs de votre père. » est-il écrit dans Jean. Au Moyen-âge, cette matrice culturelle agissait sans freins et Chrétien de Troyes dans le Conte du Graal en disait la sentence : « Les mauvais Juifs, on devrait les tuer comme des chiens ». D’où les persécutions, les accusations de profanations d’hosties et de crimes rituels qui allaient de pair avec l’oppression des femmes et les accusations de sorcellerie.
Fort heureusement la chrétienté ne fait plus référence à cette conception mais ce schéma qui place le Juif à l’origine de la chute de l’humanité et lui accorde un statut de souillure, de comploteur et de prédateur sexuel peut encore être prégnant dans l’inconscient culturel. En 1946, un pogrome invoquant le fantasme d’un crime rituel éclata à Kielce en Pologne, provoquant la mort de 42 Juifs. En 1969, naît la rumeur d’Orléans : des commerçants juifs enlèveraient les femmes dans leurs magasins pour les livrer à la prostitution. Ce schéma été sécularisé au XVIIIe siècle par Voltaire, qui le tempérait d’une phrase : « Il ne faut pourtant pas les brûler » ! Et le brûlot est passé chez les chrétiens germaniques qui le livreront prêt à l’emploi à Hitler qui lui ajoutera le mythe aryen et l’idéal hégémonique d’Etat. Il est aussi passé chez les fondateurs du socialisme. Marx voulait rendre « le Juif impossible », Proudhon « exterminer cette race ou la renvoyer en Asie », Bakounine « dissoudre » « le peuple sangsue ». Et Fourier s’indignait qu’on accorde les droits civiques aux Juifs.
Curieusement, la bien-pensance de gauche se garde bien d’analyser les effets de cette matrice sécularisée dans l’œuvre de ses « maîtres à penser », dans sa mythologie et dans ses conceptions sociétales et économiques d’aujourd’hui, qu’elles soient capitalistes d’Etat, façon Mélenchon, ou socio-démocrates, façon Hollande, sans jamais penser la fin du couple salariat/chômage. La sécularisation de l’idéologie du renversement « des premiers par les derniers » n’engendre, on l’a vu, ni l’égalité ni le développement. Appliquée au conflit israélo-arabe, elle trouve des circonstances atténuantes à l’islamisme du Hamas et du Hezbollah, sans doute « victimes d’Israël ». Et tout comme Hannah Arendt faisait de l’extermination des Juifs une extension du totalitarisme, elle fera de l’islamisme une extension du conflit israélo-palestinien alors même que celui-ci est né et perdure du seul fait du refus islamiste de l’Etat juif dès 1948. Ce qui conforte les tueurs de Juifs, dont celui de Toulouse, et les nouveaux antisémites des banlieues.
La forme séculière du Juif « peuple de trop » s’est ainsi déplacée sur le pays juif « pays de trop ». Le virage a été pris en ex-URSS dès 1952. En 1972, le bulletin Urss, édité avec le concours du PCF, a même été jusqu’à publier Le protocole des sages de Sion en français, en remplaçant le mot « Juif » par « sioniste » ! Ce qui valut une condamnation à un maire adjoint de Nanterre par la première application de la loi antiraciste votée en France2. La « légèreté coupable » d’Hannah Arend permet de refouler l’analyse du fantasme antijuif et antisioniste. La liberté de « penser » peut aussi servir à cela. Faudra-t-il un film pour faire connaître l’œuvre d’un Jules Isaac et d’un Léon Poliakov ?
1 J’ai été, enfant, confronté à deux comportements de fonctionnaires : Le 15 juillet 1942, un commissaire de police avertit ma famille de notre arrestation prévue le lendemain. En octobre 1943, un directeur d’école me convoque pour chasser l’écolier juif suspecté et me menace de la police.
2 Procès de la LICA contre le Bulletin Urss, 1972, Le droit de vivre.
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[…] ont pourtant ouvert la voie. Mais la bien-pensance préfère des historiens moins gênants tels Hanna Arendt, qui feront de l’antisémitisme une extension du totalitarisme tout comme d’autres en […]
by L’idéologie odieuse, les failles de la République « Le blog de Claude Berger on 20 janvier 2014 at 6 h 15 min. #